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Une série satirique :
"Les Hommes d'aujourd'hui"

« Mon cher Maître, On me fait au Gil Blas des ouvertures pour entreprendre, dans une grande estampe, semblable au Panthéon-Nadar, le Panthéon-Gill. Jusqu’à cette heure, j’avais réservé cette idée pour assurer le pain de ma maturité. Dans 2 ans, j’aurai quarante ans : c’est peut-être le moment. Dans tous les cas, je ne suis pas pressé. Je jette cette idée dans le creuset de votre réflexion, parce qu’on vient de la replacer devant mon esprit, et qu’il est loyal de vous en prévenir. Si elle vous paraît, comme à moi, décisive d’un succès immense et assuré, nous pourrons nous entendre, la sympathie, de mon côté du moins étant acquise ! Et si vous n’en voyez rien à faire, vous n’aurez qu’à déchirer ce mot. Je n’en ai nul souci. Toujours tout à vous ». C’est en ces termes que Gill, sans doute vers 1878, sollicita l’assentiment de Nadar pour reprendre à son compte la vieille idée du Panthéon satirique consistant à rassembler les hommes et les célébrités du jour. Si le projet de Gill ne parut pas exactement sous cette forme, il est impossible de ne pas rattacher le contenu de cette lettre à ce qui deviendra peu après la série des Hommes d’aujourd’hui. La tentation d’une « totalisation de la diversité des figures » incarnant la modernité : tel est le projet de cette série qui s’inscrivait franchement dans les pas du Panthéon charivarique de Benjamin Roubaud (1838-1842) ou du Panthéon-Nadar (1854-1858) et de leurs innombrables avatars — Lanternes magiques et autres Binettes contemporaines. Les Hommes d’aujourd’hui ressortissaient aussi à la longue tradition biographique des « vies » issue de l’Antiquité, reprise à la Renaissance et que raviva le XIXe siècle avec frénésie .

« Je me mets à vos dessins, mais je trouve dans les modèles des noms qui me sont inconnus, des hommes que je ne peux portraicturer sans renseignement », écrit Gill à son éditeur . En quatre pages et au format 29 x 20 cm., Les Hommes d’aujourd’hui conjugue la caricature — un portrait chargé à grosse tête sur un petit corps, flanqué d’attributs identitaires — et la notice biographique menée au pas de charge, où se mêlent des éléments connus et des annonces inattendues, des faits établis et des indications parfois fantaisistes. En marge de la livraison consacrée à Hector Pessard (n° 31), l’éditeur prévenait : « Le succès de notre publication, succès que nous devons aux magnifiques portraits-charges du célèbre caricaturiste Gill, nous oblige à faire des efforts constants pour mériter la faveur du public. Dans ce but, nous nous sommes assurés le concours d’écrivains sérieux qui nous donneront pour chaque biographie un texte agréable, d’un style rempli d’anecdotes authentiques et piquantes, et sauront distribuer avec mesure l’éloge et le blâme. Nos collaborateurs possèdent assez de talent pour se cacher modestement sous un pseudonyme qui servira à tous, nous sommes certains que le public saura parfaitement soulever les masques ». À cet égard, la série de Gill prolongeait Le Diogène, Portraits et biographies satiriques des hommes du XIXe siècle d’Étienne Carjat et d’Amédée Rolland (1856-1857) ou Le Trombinoscope de Touchatout (1872-1876) ; elle annonçait aussi Les Contemporains d’Alfred Le Petit et de Félicien Champsaur (1880-1881) ou Les Fleurs, fruits et légumes du jour d’Alfred Le Petit et d’Henri Briollet (1870-1871).

Les Hommes d’aujourd’hui s’inspirait du succès d’une série antérieure de Gill, publiée en collaboration avec le journaliste Maxime Rude : Le Bulletin de vote — série de 73 biographies illustrées, soutenant les candidats républicains aux élections législatives d’octobre 1877 . Fort de ce succès, André Gill se lança dans une nouvelle série hebdomadaire, qu’il voulut d’abord intituler L’Étoile, et qu’il pensa comme une « Encyclopédie illustrée des contemporains », où seraient recensées les célébrités des arts et des lettres, de la politique et des sciences, du théâtre et de l’industrie, sous la Troisième République. Le projet aboutit finalement en septembre 1878, sous le titre : Les Hommes d’aujourd’hui. La série fut d’abord éditée par Cinqualbre jusqu’en 1883, qui en suspendit la parution avant d’en céder les droits à Léon Vanier. Celui-ci la relança en 1885 et la maintint jusqu’en janvier 1899, pour l’éteindre au terme de 469 livraisons.

À l’exception de la livraison qui le concerne , André Gill est l’auteur des caricatures des 142 premières planches des Hommes d’aujourd’hui — et de quelques dessins épars —, avec des textes de Félicien Champsaur (jusqu’aux lignes n° 30) puis avec une équipe d’auteurs signant sous le pseudonyme collectif de « Pierre et Paul ». Après la défection de Gill, le caricaturiste Henri Demare le remplacera comme dessinateur attitré de la série (pour les 79 livraisons suivantes). En reprenant Les Hommes d’aujourd’hui, Vanier mettra fin au principe du dessinateur unique, préférant s’adjoindre une équipe à laquelle appartiendront plus ou moins assidûment des caricaturistes proches de Gill, amis ou disciples — Émile Cohl, Manuel Luque, Coll-Toc, Alfred Le Petit, Léandre, Moloch, Grévin, Lemot, Willette… —, et des artistes d’avant-garde tels Émile Bernard, Louis Anquetin, Henry-Gabriel Ibels, Toulouse-Lautrec… Quelques années plus tard, selon une formule et un format similaires aux Hommes d’aujourd’hui, l’éditeur Henri Fabre associera de nouveau plusieurs de ces dessinateurs, et bien d’autres encore, pour lancer Les Hommes du jour (1908-1927).

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