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André Gill, une vie

« Pauvre Gill !… Il avait eu bien du talent, et ses caricatures vigoureuses et hardies faisaient, par moments, penser à Daumier… ». C’est en ces termes attristés qu’Anatole France saluait en 1881 le caricaturiste André Gill (1840-1885), apprenant qu’il venait d’être interné à l’asile de Charenton. Quatre ans plus tard, lors des obsèques du dessinateur mort fou, l’ancien communard et poète ouvrier Clovis Hugues, devenu député socialiste, prononçait son éloge et lui reconnaissait le statut de « premier caricaturiste de notre époque », en rappelant tous les combats politiques auxquels ses charges étaient associées, depuis la fin du second Empire, la République du 4 septembre 1870, le Siège de Paris, la République de l’Ordre moral et jusqu’à l’avènement de la République républicaine.

Fils d’une couturière (Silvie Adeline Gosset) et d’un comte (Louis de Guines) qui ne le reconnut pas et mourut peu après d’une congestion cérébrale, Louis Alexandre Gosset (de Guines) — le futur André Gill — passa son enfance à Paris, entre le quartier Saint-Germain où vivaient ses grands-parents et le collège Sainte-Barbe, aux portes du jardin du Luxembourg. Bachelier, rapidement formé à la peinture — il fréquenta l’École des Beaux-Arts de Paris en 1857 — qu’il n’abandonna jamais complètement, le jeune homme vécut de petits métiers où il exerçait ses talents de dessinateur : dessin technique pour un architecte, dessin industriel pour un créateur de broderies, portraitiste mortuaire pendant les épidémies de choléra… En 1866, dans un hôtel de la rue Vavin où il demeurait, il fit la connaissance du polygraphe Eugène Vermersch (1845-1878), qui lui proposa de collaborer au journal satirique Le Hanneton, sous-titré « journal des toqués » et dirigé par François Polo. Ses premières caricatures régulières y parurent.

En entrant au Hanneton, Gill entrait aussi en bohème où, depuis les années 1840, s’épanouissait une petite presse parisienne, artistique, littéraire et politique, dont Nadar avait été une haute figure archétypale — il avait donné des conseils au jeune homme et l’avait aidé à placer ses premiers dessins, en 1859, dans Le Journal amusant, sous le pseudonyme encore hésitant de Gil. La bohème qui accueillit Gill n’était plus celle, devenue légendaire, de Chien-Caillou de Champfleury (1847) ou des Scènes… d’Henry Murger (1851). Mais elle comptait encore, entre les brasseries du Quartier latin et les cabarets de Montmartre, nombre de visionnaires, d’excentriques, de marginaux, de rebelles et de réfractaires. Si Gill était de vingt ans le cadet des premiers bohèmes, une partie de son entourage proche se plaisait à cultiver ce que l’on imaginait encore être le mode de vie des Gitans — Courbet, Vallès, Vermersch ou Cattelain étaient de ceux-là. Dans cette nébuleuse, la presse satirique fourmillait de journaux éphémères et renaissants, souvent vulnérables mais toujours irrévérencieux, où la dérision tournait à la contestation dès que la subversion s’emparait de la politique.

Dans ce milieu mêlant la « petite presse » — par opposition à la grande presse des Girardin, Villemessant et autres Veuillot — et la bohème, Gill fit la rencontre déterminante de François Polo (1838-1874). Ce natif de Cayenne, venu à Paris pour y faire son droit, devint administrateur de publications satiriques et directeur de La Lune. Il invita Gill à lui livrer un portrait-charge — le plus souvent une grosse tête juchée sur un corps chétif — destiné à la première page polychrome de l’hebdomadaire dont les ventes allaient ainsi grimper jusqu’à 40 000 exemplaires, assurant la notoriété du caricaturiste. Rapidement, le nom et la manière de Gill furent associés à La Lune, puis à L’Éclipse qui lui succéda en janvier 1868, consacrant le caricaturiste comme le dessinateur phare du moment. Chaque composition de Gill était une attaque plus ou moins frontale du régime de Napoléon III qui, en 1868, avait dû assouplir sa législation autoritaire et s’orienter vers un libéralisme timide. Néanmoins, le Bureau de la presse du ministère de l’Intérieur refusait régulièrement l’autorisation préalable aux dessins de Gill, qui devait modifier ses compositions. Certaines de ses caricatures valurent à Polo et à L’Éclipse des poursuites et des condamnations, des interdictions et des saisies. Le dessinateur fut aussi personnellement l’objet d’une surveillance policière et la victime de rumeurs calomnieuses orchestrées par le régime impérial : des accusations de malhonnêteté furent publiées à son encontre dans L’Inflexible — une feuille acquise à la Préfecture de Police de Paris, dont Rochefort fit souvent les frais. En réponse, Gill publia son casier judiciaire dans L’Éclipse, pour prouver à « un public de cinquante mille lecteurs qui voit [ses] dessins et qui ne connaît pas [ses] crimes », qu’il n’était l’auteur d’aucun forfait .

Il faut dire qu’en ces temps — sous le second Empire et sous la République des ducs de Mac Mahon où les mesures de censure furent maintenues, jusqu’à ce que fût promulguée la loi sur la liberté de la presse en 1881 —, Gill ne cessa de jouer au plus fin avec le plus fort, selon une conception de la caricature dont l’exercice confinait à la provocation permanente. La charge de Napoléon III en Rocambole en est un bon exemple. En novembre 1867, au moment où les frasques romanesques du célèbre cambrioleur étaient distillées en feuilleton, Gill publia en double page intérieure de La Lune un « Portrait authentique de Rocambole, d’après deux photographies et un grand nombre de documents fournis par M. Le vicomte Ponson du Terrail ». L’image ne nommait ni ne portraiturait complètement l’Empereur, mais lui empruntait sa barbiche, sa fine moustache vrillée et son allure, pour montrer une sorte de dandy séducteur et sanguinaire, en lequel on ne pouvait que reconnaître Napoléon III. Cette économie de l’allusion régissait aussi les détournements des autorisations écrites des modèles, exigées par la loi et reproduites par Gill en légende de ses portraits-charges. Avec la complicité de ses « victimes », Gill trouvait ainsi le moyen d’évoquer les questions de liberté et de censure, pour critiquer l’Empire et louer la liberté d’expression. Émile de Girardin, dont les journaux furent si souvent poursuivis et condamnés, semble avoir inauguré la veine politique et contestataire :
« Si je refusais à La Lune l’autorisation que la loi l’oblige de demander, je contredirais tout mon passé, car ce serait admettre la censure et reconnaître ce que je ne reconnais pas : l’inégalité entre la plume et le crayon. É. de Girardin ».
Avec Jules Vallès qui dirigeait alors La Rue, l’autorisation prit la forme d’une injonction volontairement ambiguë, jouant avec la polysémie de l’expression : « Chargez ! ». Mais l’enjeu critique fut le plus évident dans cette formule de Gill lui-même, singeant la procédure, en complément d’un autoportrait-charge où il s’était représenté en décapité souriant, la tête posée dans un plat d’or :

« — Mon cher Polo, je n’aime pas la liberté ; vous me demandez celle de publier mon portrait. Je refuse net ! ».

Chacune de ces déclarations était une subversion produite au cœur même de la répression juridique, pour la retourner en une sorte de pied de nez aux censeurs publiquement réduits à l’impuissance.

Gill concevait la caricature comme un art du sous-entendu et de l’implicite et il excella dans cette pratique de la charge politique où tous les prétextes étaient bons. Au point que certains de ses dessins suscitèrent les spéculations les plus insensées. En 1868 éclata ainsi l’affaire du melon, par un lointain écho à la poire de Philipon et Daumier (1834). Fasciné par un magnifique melon partagé avec des amis — « Une outre de jus, un boulet de lumière ! » —, Gill décida de lui consacrer, non sans malice, son dessin hebdomadaire de L’Éclipse .
« Le portrait du melon ? Oui. — Dans le journal ? Parfaitement. Puisque la censure interdisait tout, puisqu’on ne pouvait plus rien risquer d’expressif, il fallait dessiner le melon. Cela ne voudrait rien dire », se souviendra Gill. Les services de la censure accordèrent d’abord l’autorisation de parution à cette composition « représentant un melon, auquel il manque une tranche [et] fuyant devant un crayon ». Mais au lendemain de la parution, le journal reçut un ordre de comparution qui signifiait au directeur que le dessin serait poursuivi pour obscénité. Cette nouvelle se répandit dans Paris et la  « nature morte » de Gill fut interprétée sans fin : « Comme le croquis ne représentait personne, il fut facile d’en appliquer l’intention à tout le monde, et chacun de son côté le fit […] », expliquera Gill . On voulut ainsi y voir Delesvaux, le président de la 6e chambre correctionnelle, le type du député de paille à la solde de l’Empire et même Napoléon III, car le titre de cette composition était « Monsieur X.. ». Or la mention « M. X, deux points », qui additionnait trois lettres, paraissait vouloir contenir une désignation implicite du chiffre dynastique de l’Empereur !

Cette mésaventure montre à quel point Gill avait personnalisé ses joutes de caricaturiste avec la censure institutionnelle et, à travers elle, avec le régime impérial puis avec la République conservatrice. Après l’extinction de L’Éclipse en juin 1876, de laquelle il s’était peu à peu éloigné à la mort de Polo et avec la reprise du journal par Georges Decaux qui avait modifié sa formule et son format, rapetissant du même coup les charges, Gill lança son propre journal en décembre 1876. Quelques semaines plus tôt, il annonçait :

« Elle a pour titre : La Lune rousse, pour format le format de l’ancienne Lune réclamé par tous les abonnés de la présente Éclipse et regretté par tous les acheteurs. Elle a pour rédacteur à sensation Richepin, pour dessinateur Gill, pour feuilletoniste J. Vallès […]. Et pour ligne de conduite la liberté absolue et le désir de tout blaguer. Son premier numéro portera en tête l’avis suivant : “Lecteur, Ce journal ne relève d’aucun parti, n’appartient à aucune coterie. Pour aucun de ses collaborateurs, il ne brigue ni portefeuille ni sous-préfecture. Son ambition, la seule, est de rire, au nez des sottises courantes et, sans fiel, sans haine, de nous venger du mal. Ainsi soit-il !” » .

Gill avait déjà endossé les habits d’un patron de presse satirique — de juin 1869 à janvier 1870, il avait animé La Parodie au fil de 21 livraisons —, mais il dirigeait pour la première fois un journal politique, qu’il transforma en une tribune insolente et en une arme contre la censure. Jusqu’en décembre 1879, La Lune rousse multiplia les attaques, essentiellement par le biais des caricatures de Gill qui pourfendaient les hypocrisies et le jésuitisme de son temps, sous les présidences de Thiers et de Mac Mahon. Nombre de ses charges furent d’ailleurs encore refusées par la censure ou saisies par la justice.

Parallèlement à la contestation du pouvoir, Gill se lança dans le soutien à ses opposants. En 1877, il publia ainsi une suite de 73 livraisons intitulée Le Bulletin de vote . Sur un rythme bi-hebdomadaire, puis hebdomadaire, chacune était destinée à présenter un candidat républicain aux élections législatives et donnait à lire sa notice biographique élogieuse, augmentée de son portrait dessiné en couverture par Gill, selon une mise en page invariable : un visage non chargé circonscrit dans une sorte d’auréole de lauriers. Après cette série, qui connut un succès fulgurant — elle fut à l’origine du lancement des Hommes d’aujourd’hui (1878-1885), dont Gill dessinera les 142 premières livraisons — et qui contribua à la victoire des républicains aux élections, il s’éloignera de la caricature et de la politique, pour se consacrer à l’illustration et à la peinture. Considérant qu’il n’avait pas été célébré avec les égards qui lui revenaient, désormais lancé dans sa course obsessionnelle au « Million » qui devait assurer sa fortune et soucieux d’une gloire tardive de peintre à laquelle on ne cessait d’opposer son passé de caricaturiste égaré dans la peinture, Gill commença à souffrir des troubles psychiques qui le conduiraient à Charenton.

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