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Un volume retrouvé : « Les Hommes d’aujourd’hui » dédicacés par eux-mêmes

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Ce volume des Hommes d’aujourd’hui légué à la Sorbonne par Théodore Reinach — et récemment redécouvert par Dominique Kalifa — appelle quelques précisions et hypothèses, car il semble qu’il ait été constitué en deux temps. D’abord, entre mars 1880 et mars 1881, André Gill a vraisemblablement entrepris de rassembler une série « originale » de livraisons dédicacées par les modèles à son intention. En l’espèce, à une époque où la collection d’autographes et de signatures de célébrités était très répandue, le caricaturiste avait sans doute le projet de pouvoir vendre cet objet insolite, alors même qu’il était à la recherche de financements pour la réalisation de son gigantesque Panorama-Gill. À partir de 1880, Gill investit en effet beaucoup de son temps et de son énergie dans cette idée de panorama, qui lui aurait permis de marier sons sens du portrait — voire du portrait-charge — et ses ambitions de peintre. L’entreprise était gigantesque, avec sa rotonde de 40 mètres de diamètre représentant la place de la Concorde où auraient figuré plus de 150 personnalités du Tout-Paris. L’ensemble devait être installé dans une réplique de l’Obélisque dressée sur la place du Carrousel — une idée qui effraya les bailleurs de fonds de Gill, par les frais supposés qu’entraînerait une telle opération. Dès lors, l’affaire s’enlisa dans les difficultés matérielles et financières, en même temps qu’il souffrit de la mégalomanie croissante de Gill. En marge de son projet, Gill peignit une esquisse de Panorama du boulevard Montmartre, où figuraient aussi nombre de célébrités du temps. Cette œuvre fut exposée dans les locaux d’un banquier de la place Vendôme, pour inciter des investisseurs à financer l’entreprise. En vain. L’hypothèse selon laquelle cette série enrichie de signatures aurait été une source de revenus pour Gill est confortée par quelques-unes des dédicaces, comme le quatrain de son confrère Carjat, qui paraît indiquer que les modèles sollicités tiennent le rôle de financiers — « Quel stupide métier / que la photographie !… / Pour devenir banquier, / Bien fol est qui s’y fie ». Il semble que, dans cette affaire, le républicain Charles Floquet et son épouse aient accepté de promouvoir une vente prévue pour le 20 mars 1881, à laquelle ce recueil aurait été destiné : « À Mme Ch. Floquet. Battu par les flots, en quel état arriverai-je au milieu de vos collections ? », écrit Cantagrel. Peut-être Floquet voulait-il ainsi pallier le silence de Jules Grévy, auquel le caricaturiste avait adressé une longue requête demeurée sans réponse, en vue d’obtenir du président de la République un soutien financier de l’État ?

« Monsieur le Président, Peut-être ai-je l’honneur que mon nom soit resté dans votre souvenir en faveur des efforts chétifs, mais sincères, que j’ai mis toujours au service de la cause où vous avez si glorieusement triomphé. C’est dans cet espoir que je m’enhardis à vous présenter une requête, et que j’ose vous prier d’en lire l’exposé. À cette heure, où l’œuvre de satire crayonnée que j’ai poursuivie dans les temps difficiles n’a plus, grâce à vous, de raison d’être, j’ai cherché, dans une conception pittoresque et pacifique, à résumer, à utiliser les observations qui résultent pour moi, d’un travail de quinze années, toujours dirigé sur la physionomie contemporaine. Sous forme de panorama, j’ai réuni dans une vaste composition circulaire toutes les personnalités célèbres ou notoires de la France actuelle ; je les ai groupées selon leur importance, leur caractère, et les principes de l’Art, sur la magnifique place de la Concorde ; et l’œuvre achevée serait telle que le spectateur, en y pénétrant par un escalier ménagé dans un simulacre d’obélisque, aurait l’illusion de se rencontrer sur la plus belle place du monde, avec tout ce que la génération française actuelle compte d’illustrations dans ses rangs. Ce serait, pour ainsi dire, Monsieur le Président, un tableau de notre siècle, un gigantesque portrait national de famille que pourrait continuer l’avenir, et qui fournirait un éternel et précieux document à l’histoire, comme l’eût fait un monument pareil exécuté par un Le Brun ou un David, s’ils en avaient conçu la pensée en leur temps ».

L’activisme des Floquet expliquerait le nombre de personnalités républicaines — députés, ministres ou anciens ministres, et jusqu’à Jules Ferry — qui acceptèrent de « participer — par [leur] portrait-charge — à une bonne œuvre », comme l’écrit Escoffier.

On ignore si ce volume fut vendu dans ces conditions-là. Dans la chasse obsessionnelle au Million qui anima Gill dans les mois précédant son internement, le caricaturiste devenu très instable multiplia les coups d’éclat et les volte-face les plus imprévisibles. Peut-être son premier internement à l’asile de Charenton, en octobre 1881, contraria-t-il cette initiative ? Mais, après une série de mesures — ouverture d’une souscription, programmation d’une matinée théâtrale à la Gaîté-Montparnasse (avec le concours d’actrices et de chansonniers), vente à l’encan de l’atelier de Gill… —, ce précieux recueil des Hommes d’aujourd’hui reparut en 1883, dans l’exposition-vente des œuvres de Gill qu’organisa Émile Cohl dans les locaux des Incohérents, galerie Vivienne, pour subvenir aux frais de pension du malade. Peut-être n’est-ce qu’à cette occasion qu’il trouva un amateur ?

Il n’est pas inutile de revenir à ce qui fait l’originalité de ce volume truffé des signatures autographes des victimes des caricatures. Cette idée dérivait vraisemblablement d’une pratique antérieure instaurée sous le Second Empire et maintenue sous la République de l’Ordre moral, à la faveur de la législation qui restreignait la liberté de diffusion de la caricature. En effet, le décret organique du 17 février 1852 rappelant une loi du 31 mars 1820 stipulait :

« Aucuns dessins, aucunes gravures, lithographies, médailles, estampes ou emblèmes de quelque nature ou espèce qu’ils soient, ne pourront être publiés, exposés ou mis en vente sans l’autorisation préalable du Ministère de la Police à Paris, ou des préfets dans les départements. En cas de contravention, l’œuvre sera confisquée, son auteur condamné à une peine d’emprisonnement […] et à une amende […] ».

Cette autorisation officielle ne pouvait être obtenue qu’à la condition que l’image ait été encore préalablement visée par le modèle même de la composition destinée à publication. De la sorte, Napoléon III avait réussi à geler toute caricature de sa personne et de son entourage familial ou politique. C’est en réaction à cette mesure contraignante que nombre de personnalités de l’opposition républicaine déjouèrent la réglementation en accordant des autorisations fantaisistes mais faussement désinvoltes, dont les dessinateurs se mirent à reproduire les textes autographes en légende des images, non sans insolence, à la « une » des journaux.

Tout au long des décennies 1860-1870, puisque la République conservatrice n’avait pas abrogé cet arsenal juridique, les hommes de presse avaient fait de cette formalité une tribune où ils prônaient la liberté d’expression. Quant aux hommes politiques, ils profitaient de cette autorisation pour nier littéralement la loi à laquelle ils refusaient de se soumettre, comme Gambetta qui, sous sa charge intitulée
« L’homme qui parle » et le montrant la bouche grande ouverte, paraît éructer :

« Je donne toute autorisation à L’Éclipse de composer et publier telle charge ou caricature à sa fantaisie de celui qui signe : Léon Gambetta ».

La force de ce détournement flagrant de la législation en vigueur résidait principalement dans la personnification des valeurs défendues par des formules manuscrites faisant écho au culte de la personnalité alors attaché au portrait-charge. La confusion entretenue entre les valeurs et les hommes qui les incarnaient était, en effet, portée à son comble dans l’approbation du polygraphe Edmond About : « Je respecte trop la liberté de la presse pour ne pas me livrer à vous tout entier ».

Alors même que la législation s’était assouplie, conduisant à la promulgation de la grande loi libérale du 29 juillet 1881, les dédicaces offertes à Gill pour ce volume des Hommes d’aujourd’hui se maintiennent dans cette tradition : nombreux sont ceux qui continuent d’y proclamer leurs valeurs ou d’y confirmer leurs combats : « La république, seule, forme des caractères. Parce qu’en conférant à chaque citoyen une part de souveraineté, elle assure surtout une honorabilité qui donne plus de gravité à l’esprit de la nation tout entière. Maria Deraismes ». Mais dans nombre des commentaires suscités par les caricatures de Gill, se pose aussi la question de l’identification du modèle à l’image déformée de ses propres traits qu’est le portrait-charge. En dépit des moqueries, des déformations, des altérations et des exagérations, la caricature trahit une forme de préoccupation de soi, qu’attestent nombre de citations : « Est-on plus ressemblant après avoir signé ? », s’interroge Laurent-Pichat. Les dédicaces sont souvent le lieu d’une réflexion sur les rapports de la caricature à son objet même — le corps ou le visage — et à sa perception, comme l’attestent des remarques récurrentes : « Vu et désapprouvé » (Clemenceau), «Certifié peu conforme » (Castagnary), « Mieux que nature, la victime » (Cadol),
« Non, je ne me crois pas aussi laid qu’ça » (A. Grévin) ou, à l’inverse : « L’original est plus laid que cela » (Lepelletier). Sous la plume des « victimes », le portrait-charge paraît n’être plus qu’un objet ludique à la fantaisie duquel on s’abandonne finalement, en multipliant les traits d’esprit, les astuces et les calembours — peut-être aussi pour conjurer les excès de la caricature, en défaire l’agressivité et se soustraire à son emprise ? Comment interpréter la teneur de certaines déclarations, comme celle de Sarah Bernhardt : « Monsieur Gill ne me connaît pas, je l’excuse […]». Ne serait-ce que par sa simple signature, le « sujet » semble espérer pouvoir retourner la capacité de la caricature à le destituer ou à le dégrader, pour ne plus en être la victime et pour se défaire de l’emprise des rieurs. Ces pseudo-autorisations deviennent des « contre-portraits-charges », qui cherchent à estomper les excès de l’image satirique, ainsi que l’indique la distribution des autographes : en marge inférieure de l’image (comme pour l’attester ou la certifier, c’est-à-dire l’annihiler), dans le champ de la composition (comme en rivalité avec elle et pour la modifier), ou à son revers (comme pour l’ignorer).

Ce volume des Hommes d’aujourd’hui comprend 98 des 142 livraisons dessinées par André Gill — sauf la sienne propre exécutée par Alfred Grévin —, classées par ordre alphabétique au nom usuel du modèle (patronyme ou pseudonyme). À l’exception de 12 d’entre elles, chacune est dédicacée par le modèle. On donne à la suite, la liste des numéros, selon leur ordre d’apparition dans le volume, avec le nom et l’identité du modèle et, le cas échéant, la transcription de sa dédicace autographe.

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