André Gill, une fin
1881 aurait dû être l’année du triomphe de ceux qui, comme Gill, s’étaient battus contre la censure, puisque fut alors adoptée la loi instituant la liberté de la presse. Ce fut cependant l’année de la fin pour le caricaturiste. Il n’est en effet pas absurde de terminer la vie d’André Gill en 1881, année où il fut retrouvé errant, manifestement désorienté en Belgique, ce qui lui valut d’être finalement interné à l’asile de Charenton en banlieue parisienne à la fin du mois d’octobre. Car à lire les commentaires de l’époque, on pourrait croire que Gill est alors tout bonnement mort. Pour Jules Vallès, « C’est fini de Gill… » , Anatole France parle déjà de lui au passé, tandis que La vie humoristique constate : « André Gill est, pour le moment, rayé de la liste des vivants ». On tient là une bonne illustration des implications sociales du diagnostic d’aliénation dans la France du XIXe siècle : être aliéné, équivaut alors à souffrir une « mort morale », une « cadavérisation » anticipée, pour reprendre les mots des patients.
Et, une fois devenu « paria », il était bien difficile, voire impossible, de réintégrer la société des gens
« normaux ». Cela, le pauvre Gill l’apprit à ses dépens.
Montrant des signes d’amélioration, soutenu par Vallès qui a, semble-t-il, intercédé auprès de Léon Gambetta pour accélérer sa libération, Gill finit en effet par sortir de Charenton le 28 janvier 1882. L’événement passe alors quasi inaperçu. Pour le grand public, le sort du caricaturiste a été scellé en 1881, tant personne ne croit qu’on puisse jamais se remettre d’un passage par les « enfers » aliénistes. Outre ce discrédit porté sur sa santé mentale, Gill doit faire face à une situation matérielle désastreuse. Ses quelques ressources ont été englouties par les frais résultant de l’internement, le laissant pratiquement ruiné. Il se lance alors dans de nouveaux travaux. Il envisage de publier un recueil de poèmes, écrit un livre de souvenirs dans lequel figure un témoignage sur son passage à Charenton (l’ouvrage paraîtra en 1883 avec une préface d’Alphonse Daudet). Surtout, il réalise une nouvelle peinture : Le Fou, œuvre sur laquelle il fonde beaucoup d’espoirs. Même si le modèle est Gil-Naza alias Coupeau dans la dernière scène de l’Assommoir, il n’est pas difficile de voir dans ce fou aux yeux tristes, enfermé dans une pauvre cellule et retenu par une camisole, André Gill lui-même, tentant ici sans doute d’exorciser l’expérience de la folie et de l’internement. L’œuvre est acceptée au Salon de 1882, mais elle est apparemment accrochée si haut qu’on peut à peine la voir, un incident suffisant, aux dires de certains commentateurs, pour provoquer chez Gill toujours fragile une nouvelle crise de désespoir. Quoiqu’il en soit, peu de temps après, l’artiste est de nouveau appréhendé, vagabondant cette fois-ci du côté de Bar-sur-Aube. Sa période de liberté aura duré à peine trois mois.
Réintégré à Charenton, André Gill n’en sortira plus que pour de brèves promenades. Ses lettres montrent qu’il espère d’abord pouvoir regagner le monde extérieur. Au fur et à mesure, cependant, l’espoir s’épuise. Gill admet lui-même ne plus avoir tout son « bon sens », s’exclamant un jour : « Mon cerveau est une persienne ; il y a comme des trous ». Il ne cessera toutefois jamais de dessiner et de rêver à des projets grandioses. En 1883, ses quelques meubles et les œuvres qui lui restent sont vendus aux enchères au prix dérisoire de 10 000 francs. Ses amis viennent de moins en moins lui rendre visite, mis à part le fidèle Émile Cohl. Quant à Jules Vallès, il décède le 14 février 1885. La nouvelle achève de démoraliser Gill, déjà alité à l’infirmerie de l’asile. Il ne lui survit que quelques mois : il meurt le 1er mai 1885 à l’âge de quarante-quatre ans, à la suite, selon son aliéniste, de « convulsions épileptiformes ».
On a oublié le bruit que fit la nouvelle du premier internement de Gill, quand elle se répandit dans la presse parisienne en 1881. Pour le docteur Jules Christian, son aliéniste de l’asile de Charenton, André Gill n’était pas un patient « ordinaire » — d’ailleurs, les remarques liminaires de son rapport d’autopsie en donnent la mesure, quand il écrit : « Le malade dont il s’agit était un artiste qui a eu son heure de célébrité, et dont le nom a retenti dans bien des journaux ». Pour s’en faire une idée, il faut lire les entrefilets, les échos, les articles, les hommages parus en octobre et novembre 1881, en essayant de les soustraire aux anecdotes, aux rumeurs et aux larmoiements qui tissent presque toutes ces évocations, et en interrogeant ce corpus sous un angle qu’impose la récurrence des propos : la perception de la folie au filtre de la caricature. Car c’est un imaginaire qui émerge à cette occasion, où se conjuguent et se confondent l’art et la politique, la caricature et la conscience, le comique et la folie, l’esprit et la démence… rappelant une nouvelle fois que la caricature est un « monde à l’envers ». D’ailleurs, il revint à la mémoire de quelques-uns de ses proches, parmi lesquels Jules Claretie, que Gill « avait des conceptions bizarres qui, exécutées par lui, eussent été charmantes. Il voulait écrire un roman : La Vie à rebours. L’histoire d’un homme qui commence l’existence avec des cheveux blancs, rajeunit de jour en jour et finit en rendant, avec la première goutte de lait, le dernier soupir sur le sein de sa nourrice ».
En quelques semaines, la réception de la folie de Gill connaît trois phases successives : une expression de la fatalité, une explication rationnelle et une lecture métaphorique. Ceux qui avaient connu Gill dès ses débuts, dans les années 1860, et partagé son existence de rapin, virent dans la folie du caricaturiste une fatalité attachée à la bohème des arts, de la littérature, du théâtre, du journalisme et de la politique. Après le musicien et chef d’orchestre A. Coeldès (1840-1884), l’acteur Gil-Pérès (1822-1882) et l’énigmatique député Guyot-Montpayroux (1839-1884) , qui avaient récemment sombré dans la démence, la convocation de Gill paraissait procéder d’une mécanique aussi brutale et imméritée que logique et implacable. C’est en ce sens qu’il faut lire ce qu’Alphonse Daudet rapporte, en 1883, dans sa préface aux mémoires de Gill, en évoquant ses années de jeunesse : « Gill était le troisième de notre petite bande que la folie me prenait : Charles Bataille, Jean Duboys morts aux aliénés, presque sous mes yeux » — Bataille et Duboys sont deux plumitifs de la bohème et de la petite presse parisiennes, morts fous quelques années plus tôt. Grâce à Edmond de Goncourt rapportant dans son Journal une remarque faite par Daudet qui « causait des incidents bizarres de sa vie », on apprend :
« [Daudet] avait acheté à Munich trois petits chapeaux en drap vert et […] il avait fait cadeau d’un à Bataille […]. Or un jour, Bataille arrivait chez lui, coiffé de ce chapeau, et lui racontait que son père s’était noyé dans une mare ; que lui se sentait attiré par cette mare […]. Et pendant qu’il lui faisait ces confidences sur les commencements de sa déraison, le petit oiseau qui surmontait son chapeau vert lui apparaissait fantastiquement comique, d’un comique qui lui donnait envie de pleurer. Le second chapeau vert était donné à Du Boys, garçon doux et tranquille, qui, un jour, venait conter à Mme Daudet des choses d’une violence terrible, coiffé de ce chapeau. Enfin, le troisième chapeau était donné à Gill, sur la tête duquel Daudet ne l’a pas vu, mais qui a dû bien certainement le porter. Et tout le monde sait que les trois porteurs des trois chapeaux verts sont morts fous ».
Dans la presse de 1881, d’autres voix font entendre des arguments moins irrationnels et préfèrent évoquer la mort du fils de Gill âgé de quelques mois en 1880, ainsi que ses ambitions déçues : le peu de succès de ses pièces de théâtre et le faible écho rencontré par ses recueils de vers ; ses ambitions contrariées de peintre ayant vainement cherché à s’affranchir de sa réputation de caricaturiste ; son projet avorté de Panorama du Tout-Paris dit aussi Panorama-Gill ; sa course obsessionnelle au Million —
« Million exécré et exécrable, qui nous a volé le clair esprit, le généreux cœur et le talent précieux du pauvre André Gill », écrit Émile Bergerat , en déplorant que Gill ait sombré dans Paris devenu «Millionville», avec les gens de sa trempe qui « deviennent fous les premiers, car ils ont rêvé plus ardemment que les autres ; leurs tempes battent plus vite, leurs fièvres sont plus fortes, leurs désillusions sont plus cruelles » . Ce qu’on appelle communément la « folie des grandeurs » aurait aussi nourri la démesure des obsessions et des déceptions de Gill.