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Documenter l’Algérie :
le tatouage des
« autres »

Dès la fin du XIXe siècle, le genre des « scènes et types » algériens a représenté une part colossale du marché de la carte postale. Il repose sur la représentation standardisée et pittoresque de catégories de population (Arabes, Berbères, Bédouins...) selon des critères qui révèlent surtout une « représentation culturelle européenne des Algériens » et une « construction occidentale de leur altérité[28] ». Beaucoup de ces cartes postales représentent des femmes, objectivées, offertes au regard des auteurs et des destinataires de ces cartes pour satisfaire un « désir de voir » inhérent au fantasme de l’« Orientale »[29]. Les photographies sont posées et mises en scène : des vêtements, presque des costumes, se retrouvent d’une femme à l’autre sur les cartes postales éditées par Jean Geiser[30]. Mais elles permettent de voir, plus ou moins clairement selon les cas, un double trait tatoué sur un menton, une croix sur une joue, une étoile sur un front, autant de signes « parfois très spécifiques d’une région ou d’une tribu » et qui « permettent souvent de définir le lieu de provenance réel de la femme figurée[31]». Permanentes ou temporaires – il s’agit, dans ce cas, de maquillage ou de henné –, ces marques ne sont jamais le sujet principal de la prise de vue et participent plutôt à la « parure » du type décrit ; mais ces prises de vue permettent, par ricochet, de les documenter. Et puis, à côté de ces tatouages traditionnels, il y a des marques d’origine européennes, qui dénotent essentiellement des prostituées fréquentant le milieu européen. Sur la carte de « la belle Zorah », il est ainsi possible de lire le mot « Fatalité » orthographié de manière hasardeuse. Pour la « mauresque d’Alger » et la « mauresque d’Alger » en costume d’intérieur de Jean Geiser, la lecture est moins évidente. Cependant, les tatouages floraux, respectivement une pensée sur son sein et un ensemble de fleurs dans un vase, font écho à des motifs déjà bien installés chez les femmes françaises et les prostituées en particulier : en 1899, les docteurs Le Blond et Lucas soulignaient déjà la fréquence de la pensée et des pots de fleurs dans les tatouages qu’ils avaient relevés à l’infirmerie de la prison Saint-Lazare, à Paris[32]. Comme le souligne Christelle Taraud, les multiples natures de ces tatouages disent « l’interaction des milieux, l’identification plurielle et la déculturation au profit des influences européennes » et sont aussi « l’une des marques les plus intéressantes de la transgression religieuse (les dessins figurés) et sociale » effectuée par ces prostituées[33].

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28. David Prochaska et Andrée Coconnier, « L’Algérie imaginaire. Jalons pour une histoire de l’iconographie coloniale », Gradhiva. Revue d’histoire et d’archives de l’anthropologie, n° 7, 1989, p. 29.

29. L. Sebbar, C. Taraud et J.-M. Belorgey, Femmes d’Afrique du Nord, op. cit., p. 28.

30. Leyla Belkaïd et Jean Geiser (dir.), Belles Algériennes de Geiser : costumes, parures et bijoux, Paris, Marval, 2001, 117 p.

31. L. Sebbar, C. Taraud et J.-M. Belorgey, Femmes d’Afrique du Nord, op. cit., p. 135. Christelle Taraud nuance cependant cette possibilité d’un décodage très direct dans Christelle Taraud, « Jouer avec la marginalité : le cas des filles soumises “indigènes” du quartier réservé de Casablanca dans les années 1920-1950 », Clio. Femmes, Genre, Histoire, n°17, 2003, p. 65-86.

32. Albert Le Blond et Arthur Lucas, Du tatouage chez les prostituées, Paris, Société d’éditions scientifiques, 1899.

33. C. Taraud, « Jouer avec la marginalité : le cas des filles soumises “indigènes” du quartier réservé de Casablanca dans les années 1920-1950 », op. cit., p. 65-86

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