Apaches, voyous, disciplinaires : tatouages en marge
Au début des années 1900, un nouveau type de paria hante les rues de Paris et les pages de la presse à grand tirage : les Apaches, ces jeunes hommes qui occupent leur temps en vol, en rixe et en proxénétisme, sont tatoués de signes de reconnaissance[16]. Les avis divergent quant à la nature exacte de ces marques : pour Le Figaro ce sont « cinq points en croix [17]» ; pour Le Matin, « trois lentilles[18] » ; dans ses Mémoires, Casque d’or souligne la place centrale du « grain des apaches au coin de l’œil[19] ». Peu importe : le tatouage est rapidement inséré au « folklore[20]» qui entoure ces bandes, qui étaient d’ailleurs sûrement beaucoup plus fluides que les journalistes le laissaient parfois entendre. Quand des éditeurs de cartes postales griment des acteurs en apaches pour capitaliser sur cette panique morale, ils n’oublient pas de leur dessiner un point noir sous la paupière inférieure. Le tatouage des Apaches une tradition déjà longue de tatouage dans le monde ouvrier, certes, mais aussi dans ces périphéries de la capitale qui sont le « domaine des classes populaires[21] ». Dès 1888, Le Petit Journal mentionne l’existence du « père Rémy », tatoueur[22], un ancien marin qui œuvre à l’aide d’aiguilles à broder à la Villette, puis dans le XVIIIe arrondissement[23]. D’autres se tatouent les uns les autres : des vœux d’amour, des emblèmes de métiers, etc. à l’aide d’aiguilles ordinaire, d’encre de chine et de bonne volonté. Il n’y a rien de vraiment surprenant dans le fait que des groupes de hors-la-loi « Apaches », issus de catégories sociales similaires, aient choisi le tatouage comme mode d’expression de sentiments antisociaux : les « Morts aux vaches » sont ainsi légion (jusqu’à être caricaturés sur un policier surnommé « Agent Tabac », fièrement tatoué d’un « Mort aux Apaches »). Et voilà que, lorsque Guillaume II est caricaturé en « bandit », il porte l’obligatoire tatouage sur les bras ; de même pour Émile Loubet, dépeint en voleur. L’association entre crime, délinquance et tatouage en France a également été nourrie par une autre réalité. En effet, pour le criminologue Edmond Locard, « les grandes écoles françaises du tatouage étaient les bataillons d’Afrique, les compagnies de discipline, et le port de Marseille[24]». À Biribi, tout particulièrement, le tatouage opérait comme « une protestation permanente dressée en caractères indélébiles […] l’exutoire de la douleur, du tourment[25]. Un disciplinaire, tatoué d’une façon particulièrement spectaculaire, a ainsi fait l’objet de deux cartes postales spécifiquement dédiées à montrer une pratique qui était, pourtant, illégale dans les compagnies de discipline et les établissements pénitentiaires de l’armée en Afrique du Nord.
16. Michelle Perrot, « Les “Apaches”, premières bandes de jeunes », in Michelle Perrot, Les Ombres de l’histoire. Crime et châtiment au XIXe siècle, Paris, Flammarion, 2001,
p. 351-364.
17. Henri Varennes, « Gazette des Tribunaux », Le Figaro, 8 avril 1902.
18. « Le tatoueur des Apaches », Le Matin, 29 août 1902.
19. Amélie Elie, « Les Mémoires de Casque d’Or » dans Quentin Deluermoz (présenté par), Chroniques du Paris apache (1902-1905), Paris, Mercure de France, 2008, p. 125.
20. Dominique Kalifa, L’Encre et le sang. Récits de crimes et société à la Belle Époque, Paris, Fayard, 1995, p. 155.
21. Christophe Charle, « Situation spatiale et position sociale », Actes de la Recherche en Sciences Sociales, 1977, vol. 13, no 1, p. 45.
22. Thomas Grimm, « Les Récidivistes tatoués », Le Petit Journal, 20 mars 1888.
23. Georges Grison, « Le Tatoueur », Le Figaro, 21 octobre 1891.
24. Edmond Locard, « L’art apache », s. d. [entre-deux-guerres], Lyon, Archives Municipales de Lyon, 308ii/88.
25. Paul Perret, A Biribi, Paris, Les Reportages populaires, 1924, p. 170, cité par Dominique Kalifa, Biribi, Paris, Perrin, collection « Tempus », 2009, p. 260.