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"Illustrées"
Cartes postales et peaux ta
touées
(fin du XIXᵉ siècle, début du XXᵉ siècle)

Textes de Jeanne Barnicaud

Introduction

Dans la nouvelle « Une pièce au tableau », parue dans Le Matin en 1938, un marin américain exhibe sur une plage méditerranéenne le tatouage d’une femme aux cheveux noirs, copié sur une carte-souvenir[1]. Le 13 mai 1914, un soldat dénommé Marius adresse une carte postale de Versailles à un certain Robert ; elle représente une autre femme aux cheveux noirs, celle-ci intégralement tatouée de dessins divers. « Ci-contre, la femme tatouée », il note, laconique, en post-scriptum[2]. Si on sait  que  les  images  imprimées sont un « continent » dans « l’océan de papier qui caractérise pour partie la culture de masse depuis le XIXe siècle »[3], les tatouages et leurs liens avec le medium de la carte postale semblent particulièrement florissants pour réfléchir à leurs « conditions d’élaborations et de diffusion »[4]. D’une part, il y a la carte postale illustrée : le format serait né en Allemagne en 1870, avant de connaître un essor considérable lors d’une ère du « tout-papier » qui comprend aussi l’âge d’or de la presse à grand tirage et du livre illustré, entre 1880  et 1910[5]. À la  fois  support  d’une « correspondance  interpersonnelle » et,  au recto, lieu de la « production d’un regard »[6], la carte postale a pu servir de modèle, mais aussi et surtout de lieu de commentaire et de prise de connaissance de la pratique du tatouage en France. Quant à la pratique du tatouage, elle était déjà largement connue en France au XIXe siècle : les médecins Ambroise Tardieu, Ernest Berchon et Alexandre Lacassagne ont respectivement signalé en 1855[7], en 1869[8] et en 1881[9] l’existence de traditions de « tatouages  professionnels »  chez les  ouvriers  français.  Mais, au  tournant du XIXe et du XXe siècle, cette méthode de  production d’une «coloration ou [de] dessins apparents de longue durée » par l’introduction de « matières colorantes, végétales ou minérales […] sous l’épiderme et à des profondeurs variables »[10], connaît un renouveau. Elle est d’abord transformée en objet de spectacle par des phénomènes tatoués qui se produisent aux Folies-Bergère, à l’Alcazar d’Été ou au Jardin de Paris. Puis elle est adoptée par les voyous parisiens au point de devenir l’une des marques caractéristiques des « Apaches » qui défrayent la chronique dans les années 1900. Enfin, alors que la colonisation de l’Algérie se double d’un « album photographique » comprenant notamment la « production et de la reproduction d’images stéréotypées »[11], les tatouages des femmes deviennent l’un des « signes distinctifs des femmes orientales qui attirent ou repoussent selon les cas »[12]. Source de curiosité, d’étonnement et d’inquiétude, le tatouage, signe du hors-norme, s’immisce dans le domaine des cartes postales, « reflets des figurations humaines qui constituent l’imaginaire contemporain[13]». Elles ne le font que d’une manière limitée, en raison des choix de prise de vue et de sujet des éditeurs. Mais elles le font sur des registres variés, qui témoignent de la polyvalence d’un medium dont la technique peut servir des usages très variés : en 1889, le docteur Variot rappelle ainsi que la « décoration de la peau », dans laquelle il inclue le tatouage et la « peinture de la peau », est « cultivée dans tous les temps et chez tous les peuples sous des formes variées »[14]. Surtout, aujourd’hui, dans un contexte d’« explosion iconographique[15]» dans les livres et les collections en ligne, ces cartes postales permettent des aperçus visuels de tatouages qui ont, depuis longtemps, disparu avec la peau de leurs porteurs.

1. Eve Norel, « Une pièce au tableau », Le Matin, 26 juin 1938.

2. « Djita Salomé. Polychromo vivante », carte postale circulée en mai 1913, sans éditeur, collection de l’autrice.

3. Laurent Bihl et Bertrand Tillier, « Une image ne sert-elle qu’à “illustrer” ? : enjeux et écueils des usages éditoriaux des sources iconographiques », Sociétés & Représentations, n° 50, 2020, p. 11.

4. Ibid.

5. Laurent Gervereau, Histoire du visuel au XXe siècle, Paris, Le Seuil, 2003.

6. Moisés De Lemos Martins, Madalena Oliveira et Maria da Luz Correia, « Les images numériques s’imaginent l’archaïque : mettre en perspective les cartes postales », Sociétés, n° 111, 2011, p. 165.

7. Ambroise Tardieu, « Étude médico-légale sur le tatouage considéré comme signe d’identité », Annales d’hygiène publique et de médecine légale, 2/3, 1855, p. 171-206.

8. Ernest Berchon, Histoire médicale du tatouage, Paris, J.–B. Baillière et fils, 1869, p. 83.

9. Alexandre Lacassagne, Les Tatouages. Étude anthropologique et médico-légale, Paris, J.-B. Baillière et fils, 1881.

10. Idem, p. 6.

11. David Prochaska et Andrée Coconnier, « L’Algérie imaginaire. Jalons pour une histoire de l’iconographie coloniale », Gradhiva. Revue d’histoire et d’archives de l’anthropologie, n° 7, 1989, p. 29.

12. Leïla Sebbar, Christelle Taraud et Jean-Michel Belorgey, Femmes d’Afrique du Nord. Cartes postales (1885-1930), Saint-Pourçain-sur-Sioule, Bleu autour, 2010, p. 135.

13. M. De Lemos Martins, M. Oliveira et M. da Luz Correia, « Les images numériques s’imaginent l’archaïque », op. cit., p. 165.

14. Gaston Variot, Les Tatouages et les peintures de la peau, Paris, Administration des deux revues, 1889, p. 15.

15. L. Bihl et B. Tillier, « Une image ne sert-elle qu’à “illustrer” ? : enjeux et écueils des usages éditoriaux des sources iconographiques », op. cit., p. 9.

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